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Drame démographique et résilience en Océanie
Pour découvrir l’archéologie d’aujourd’hui, ses sciences connexes, mais aussi approcher et décrypter ce que la discipline recouvre de concepts, de modèles, Carbone 14, le magazine de l'archéologie, retrace les avancées de la recherche française et internationale et parcourt terrains, chantiers et laboratoires. Une émission à écouter chaque samedi, de 19 h 30 à 20 h sur France Culture et à réécouter sur Inrap.fr.
Avec Christophe San, directeur de l'institut d'archéologie de la Nouvelle Calédonie.
Pourquoi la dépopulation des peuples du Pacifique, après les premiers contacts européens, a-t-elle été si peu évoquée, voire minimisée ?
La conquête du Pacifique, par des communautés originaires de la mer de Chine, ce que l’on dénomme l’expansion austronésienne, constitue, à elle seule, une des plus extraordinaires migrations de l’histoire de l’humanité. Celle-ci est désormais bien étayée par l’archéologie, la linguistique et la génomique.
L’Océanie et ses îles
L’Océanie, véritable continent, s’étirant des îles Mariannes à la Nouvelle-Zélande, d’Hawaï à l’île de Pâques, est ainsi constituée de toute une incroyable diversité de populations comme d’une multitude de langues.
Cet univers ne fut découvert que tardivement par des expéditions, espagnols, anglaises ou européennes, dont les plus célèbres sont celles de Samuel Wallis, Louis-Antoine de Bougainville ou James Cook, mais fut très rapidement intégré dans la mondialisation de l’époque. Le « first contact », ces moments de découvertes, ont été largement relatés par navigateurs et explorateurs, mais celui-ci constitue, de fait, la fin d’un monde pour l’ensemble des communautés insulaires. Pour autant que s’est-il passé après ?
Jusqu’à 95% de la population décimée
Tuberculose, variole, lèpre, oreillons rougeole, syphilis, voire peste, sont les conséquences directes de ces premiers contacts. Tahiti est atteinte en 1767 par Wallis. Bougainville s’y arrêtera l’année suivante ; un an plus tard, les marins de Cook découvrent nombre de villages désertés, témoins des ravages des maladies introduites par leurs prédécesseurs.
Une des îles les plus isolées du Pacifique, l’île de Rapa (Iles australes françaises) est découverte par George Vancouver, le 22 décembre 1791, qui en estime la population entre 1 500 et 3 000 âmes. Un projet d’évangélisation et l’arrivée de marchands, entraînent la récurrence d’infections sur des populations non immunisées, et voit la disparition de la majorité de la population : 500 personnes en 1836, 160 en 1846, en quelque 76 ans, un minimum de 95 % de sa population a disparu. Aujourd’hui, Rapa n’est peuplée que de 512 habitants.
Armes à feu, alcool mais aussi le blackbirding, achèvent de décimer la population. L’Île de Pâques (Rapa nui) qui, en 1720 comptait environ 10 000 habitants est l’objet de ce blackbirding, traite forcée de populations autochtones en vue de fournir une main d'œuvre dans les mines et plantations coloniales. 160 ans après sa découverte, l’Île de Pâques ne possède que 111 insulaires polynésiens.
« Un silence de mort », tels sont les mots de certains voyageurs du XIXe siècle parcourant les villages vides de l’Océanie. Avec une population de 3 millions d’individus, l’Océanie ne sera peuplée que de 410 000 âmes en quelques décennies. Ce processus vertigineux de dépeuplement ne sera enrayé que fort tard, parfois après la Seconde Guerre mondiale.
L’archéologie d’une hécatombe
Mettre en miroir des textes des premiers contacts avec des données de traditions orales, des écrits missionnaires et coloniaux, des récits d’aventuriers, ainsi que des synthèses scientifiques, publiés par des démographes historiques, mais surtout des archéologues, est l’enjeu de cette recherche. L’archéologie, et notamment les nouvelles techniques du Lidar, mettent en lumière, au travers de terrasses horticoles abandonnées à flanc de montagne, ou de murs (parfois cyclopéens) des anciens villages désertés, une démographie des sociétés « pré contact » bien plus forte que soupçonnée. Toutefois, seules quelques fouilles ont livré les témoins de ce drame humain. Dans l’archipel de Wallis, un charnier épidémique du début du XIXe siècle, et contenant de petites perles de verroterie bleues, a été mis au jour sur l’île d’Uvéa, toutes les sépultures étant liées à un lignage familial du seul village de Vailala, cela signifiant que les morts d’autres lignages ont été enterrés ailleurs.
Aux Tuamotu, la fouille d’un temple (marae) a livré des sépultures, datées des années 1850, peut-être liées à ces épidémies, mais dont le monument et l’histoire étaient désormais tabous.
Traumatisme historique trans-générationnel et résilience
Cette mortalité entraîne un processus de déstabilisation sociale, politique et même symbolique en Océanie. Elle voit la recomposition et/ou l’effondrement des hiérarchies insulaires entraînant une multiplication des conflits intercommunautaires à l’échelle de l’Océanie. Les océaniens ont encore en mémoire ces temps effroyables, le « souvenir » des épidémies passées, transmis par les traditions orales. Face à ce traumatisme historique trans-générationnel, un formidable processus de résilience s’est opéré.
Aujourd’hui, la « mort » de la culture et des traditions, liée à la mondialisation, est un héritage direct de cet effondrement démographique.
Pour aller plus loin
- Présentation de Christophe Sand, sur le site du laboratoire ArScAn-Ethnologie Préhistorique (Archéologies et Sciences de l'Antiquité), sur le site du laboratoire TEMPS (Technologie et Ethnologie des Mondes PréhistoriqueS).
- Ses publications, sur Cairn.info, sur OpenEdition Journals, sur ResearchGate.net.
- Présentation de son ouvrage Hécatombe océanienne. Histoire de la dépopulation du Pacifique et ses conséquences (XVIe-XXe siècle), paru aux éditions Au vent des îles, en octobre 2023.
- A regarder, Christophe Sand lors d'un entretien pour la chaîne de télévision Caledonia, sur l'histoire de la dépopulation du Pacifique et sur son ouvrage Hécatombe océanienne.