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Les bannis de la terre
Pour découvrir l’archéologie d’aujourd’hui, ses sciences connexes, mais aussi approcher et décrypter ce que la discipline recouvre de concepts, de modèles, Carbone 14, le magazine de l'archéologie, retrace les avancées de la recherche française et internationale et parcourt terrains, chantiers et laboratoires. Une émission à écouter chaque samedi, de 19 h 30 à 20 h sur France Culture et à réécouter sur Inrap.fr.
Avec Aurore Schmitt, préhistorienne et directrice de recherche au CNRS dans le laboratoire Archéologie des Sociétés Méditerranéennes et Elisabeth Anstett, anthropologue sociale et directrice de recherche au CNRS - laboratoire ADES (Anthropologie bio-culturelle, Droit, Ethique et Santé).
Depuis 100 000 ans, l’Homme enterre ses morts. Il a, par la suite, créé mille et une modes funéraires, allant de l’incinération aux fameuses tours du silence, zoroastriennes. Pourtant, dans de nombreuses sociétés, certains individus s’avèrent bannis de toute sépulture.
Dans de nombreuses sociétés, certains individus s’avèrent bannis de toute sépulture, pratique, somme toute, très particulière mais qui semble exister depuis le Néolithique, voici donc plusieurs millénaires.
Curieusement, ce thème reste très peu étudié par l’anthropologie sociale et l’archéologie ; seuls quelques historiens s’y penchant dès les années 1970. Aujourd’hui, nous ne savons donc encore que peu de chose sur ce qui a conduit les sociétés à priver intentionnellement un individu de traitement funéraire.
Les funérailles, un rite de passage ?
Les funérailles ont pour objectif de faire passer le défunt d’un monde vers un autre. Rappelons comme l’écrit Maurice Godelier « nulle part la mort ne s’oppose vraiment à la vie ». Ainsi, les rites funéraires sont toujours, de par le monde, rythmés par un schéma en trois temps : rites de séparation, rites de marge et rites d’agrégation (cf. l’œuvre d'Arnold van Gennep). Une sépulture nécessite donc un rite funéraire, quel qu’il soit, et ainsi, la privation de sépulture signifie la privation de funérailles.
Bannis, exclus...
Les modalités de ces privations de sépulture sont-elles toujours les mêmes, ou varient-elles selon les contextes sociohistoriques reliés à quelque crise (guerres, épidémies, catastrophes naturelles comme à Pompéi) ? Quels sont d’ailleurs les enjeux qui président à cette privation : raisons religieuses ou enjeux sociaux ? Les circonstances et les raisons qui conduisent à ne pas pratiquer les rituels funéraires sont variées. La volonté de ne pas honorer le défunt est un comportement souvent édicté par la volonté de punir. Dans de nombreuses sociétés, les individus dangereux ou déviants durant leur vie sont exclus de sépulture. Ce fut longtemps le cas, en France, pour les condamnés à mort, inhumés sans funérailles. La malemort, qui constitue une rupture de l’ordre des choses, peut parallèlement entraîner l’absence de funérailles et donc de tombes : durant l’Antiquité romaine, les foudroyés étaient exclus de sépulture… Enfin, le statut social d’un individu ne donne parfois pas à la tombe, c’est le cas de certains enfants, des esclaves ou des étrangers, par exemple.
Du Néolithique à nos jours
Les archéologues sont quelque peu démunis, puisqu’un traitement non-funéraire d’un individu laisse bien moins de traces matérielles et est bien plus difficile à identifier. L’émission s'est déjà fait l’écho de cette étonnante pratique durant le moyen-âge, notamment à Orléans, mais aussi en évoquant les condamnés au pilori. Cependant, dès le Néolithique, certains individus sont aussi exclus de sépulture et donc de funérailles. C’est le cas, par exemple, des individus de Fontbrégoua (Salernes, Var) qui ont été l’objet de pratiques anthropophages.
Les archéologues travaillant sur cette période découvrent parfois des corps jetés dans des fosses domestiques, et reposant dans des positions parfois invraisemblables, les corps seraient alors traités comme de simples déchets, les individus n’ayant pas le statut social permettant de bénéficier d’une sépulture. Il pourrait, cependant, s’agir de pratiques ritualisées liées à la mise à mort d’individus et cela en dehors d’événement funéraire. La structure 124 du site néolithique d’Achenheim, en Alsace, est datée d'environ 4400 avant notre ère. Dans ce vaste silo de 2,50 m de diamètre, six individus y gisent, sur le dos, le ventre ou le côté, parfois entremêlés. Leurs positions laissent supposer qu’ils ont été abandonnés dans la fosse, sans autre ménagement... Ce macabre dépôt se compose de cinq adultes et d’un adolescent, tous des hommes, qui présentent de nombreuses fractures aux jambes, mains, pieds, côtes, clavicules, crâne et mandibule qui illustrent un phénomène violent, une fureur guerrière (cf. Photo de une).
Pour aller plus loin
- Présentation et publications d'Aurore Schmitt sur HAL, sur Academia, sur Cairn.info.
- Présentation et publications d'Elisabeth Anstett sur HAL, sur le site de l'EHESS, sur le site du laboratoire CNRS ADES (Anthropologie bio-culturelle, Droit, Etique et Santé), sur Cairn.info, sur Academia, sur Babelio.
- A lire, l'article Tuerie au néolithique, à Achenheim, il y 6000 ans (site Hominidés.com, 2016).
Références bibliographiques
- L'ouvrage Sans sépulture. Modalités et enjeux de la privation de funérailles de la Préhistoire à nos jours, paru aux éditions ArchaeoPress (2023) est téléchargeable ici gratuitement (site de l'éditeur).
- Par ailleurs, le programme de recherche "Sans funérailles ni sépulture, approche pluridisciplinaire des frontières du funéraires " dirigé par Aurore Schmitt, dispose d'un carnet de recherche en libre accès.
- L'ouvrage consacré aux questions de déchettisation, Des cadavres dans nos poubelles. Restes humains et espaces détritiques de la Préhistoire à nos jours, a été publié aux éditions Pétra en 2020.
- L'ouvrage dirigé par Anne Carol et Isabelle Renaudet, aborde également la question de la privation de sépulture, Des morts qui dérogent. À l’écart des normes funéraires, XIXe-XXe siècles, (Presses Universitaires de Provence, 2023).