A l'occasion de la transformation du parc du château de Baillet-en-France (Val-d'Oise), une équipe de l'Inrap dirigée par François Gentili a procédé en 2004 à des recherches archéologiques. Entreprises sur une problématique d'habitat seigneurial médiéval et moderne, elles ont pris un tour inattendu et aboutissent au coeur des bouleversements idéologiques du XXe siècle.

Dernière modification
19 février 2016

Après la réalisation classique de tranchées de diagnostic, une rapide exploration des glacières du XVIIe siècle a été entreprise. Au sein de l'une d'elles, un amoncellement impressionnant d'éléments sculptés : grandes statues brisées (de 2,5 m à 3 m de haut), têtes, membres, troncs, reliefs et médaillons.

Bakou et le mont Ararat

Bakou et le mont Ararat
A moitié pris dans la gangue du remblai, un médaillon porte une inscription, un marteau et une faucille, un tracteur sur fond de montagne enneigée et une nef. Il s'agit sans ambiguïté du blason de la république soviétique d'Arménie figurant le mont Ararat et l'arche de Noé échouée. Le cadre chronologique est posé : proclamée en 1918, soviétique en 1920, l'Arménie accède en 1936 au rang de république fédérée. Autre médaillon, autre héraldique, les puits de pétrole de Bakou symbolisent la république socialiste soviétique d'Azerbaïdjan.
A première vue, l'ensemble des éléments observés appartient à un même monument de grandes dimensions d'origine soviétique, et postérieur à 1936. Son identification ne fait aucun doute, le seul monument soviétique ayant existé sur le territoire français à cette époque étant le pavillon soviétique de l'exposition internationale, présentée à Paris en 1937.
Les images filmées, photographies et descriptions du pavillon soviétique permettent d'identifier clairement l'origine des reliefs et statues de Baillet.
 

Le pavillon soviétique de l'exposition des arts et techniques de la vie moderne à Paris (1937)

Face au pavillon nazi d'Albert Speer, massif et surmonté d'un aigle, le pavillon soviétique, long de 160 m, croit en hauteur de l'arrière vers la façade principale pour s'achever en une tour, haute de 33 m, sur montée d'une gigantesque sculpture d'acier : un jeune couple, un ouvrier et une kolkhozienne russes, brandissent faucille et marteau. A leurs pieds, les allégories des onze républiques soviétiques de l'époque ornent deux massifs latéraux. Ces reliefs et sculptures de ciment, oeuvre de Joseph Tchaïkov, représentent fileuses, tankistes, musiciens, enfant, etc. Ce sont ceux découverts à Baillet-en-France.
Symbole prémonitoire de l'affrontement avec le nazisme, ce pavillon affirmait le caractère fédéraliste de l'URSS et une nouvelle conception de l'art, le réalisme socialiste en rupture totale avec l'avant-gardisme soviétique des années 20.

Baillet-en-France soviétique

Alors que l'ouvrier et la kolkhozienne, oeuvre de Véra Moukhina, rejoignent Moscou, les reliefs de Tchaïkov sont offerts par l'URSS à la Confédération générale du travail. En plein Front Populaire, les sculptures sont accueillies par le syndicat de la Métallurgie, dans le parc du château de Baillet-en-France, acquis en 1937 et transformé en centre de vacances. Ce don est révélateur des liens établis entre le milieu syndical français issu de la CGTU et les syndicats soviétiques.
Saisi en 1939, après l'interdiction du PCF et de la CGT, le parc devient en novembre 1940 un centre des jeunesses pétainistes. Au printemps 1941, les sculptures sont détruites. Un temps exposées au sol à la Libération, elles seront reléguées et oubliées dans une glacière du château.

Témoins de la période stalinienne, trophées offerts à la France du Front Populaire, et brisés par celle de Pétain, ces statues appartiennent à un des monuments soviétiques les plus célèbres. Clin d'oeil de l'histoire, depuis 1988, Baillet abrite « Notre-Dame de France », située à l'origine au sommet du pavillon pontifical de l'exposition internationale de 1937.
Contrôle scientifique : Service régional d'archéologie (Drac Île-de-France)
Responsable scientifique : François Gentili, Inrap