Cas unique en Europe, l'abbaye de Beaumont a pu être fouillée dans sa totalité et délivre aujourd'hui de nouveaux aspects des 800 ans de son histoire. Responsable scientifique de l'opération, Philippe Blanchard (Inrap), revient sur les premiers résultats obtenus à l'issue de 14 mois de terrain, et aborde certaines questions qui seront traitées en post-fouille.

Dernière modification
28 mars 2024

En quoi la fouille de cette abbaye est-elle exceptionnelle ?

Philippe BLANCHARD : Ce qui est extraordinaire, c’est que nous avons fouillé la totalité d’une abbaye médiévale et moderne. Sur d’autres sites, on va fouiller une partie du réfectoire, de l’église, du cimetière ou une cuisine, mais ici, nous avons tout l’ensemble : l’église, le cloître, les jardins, les cimetières, le mur d’enceinte, et ce, depuis les origines, de la fondation de l’abbaye en 1002, jusqu’en 1790, au moment où les bénédictines en sont chassées. Nous avons même mis au jour des vestiges plus anciens du village de Beaumont datant des IXe-Xe siècle, situés sous l’abbaye. C’est la première fois, en Europe, que l’on fouille en une seule fois tout l’espace d’une abbaye, jardins compris.

Tours 25

Vue générale de la fouille de l'abbaye de Beaumont à Tours.

© Mathilde Noël, Inrap

Comme il s’agit d’un ensemble unique, nous avons fouillé le maximum d’éléments de cette abbaye : toute l’église, tout le cloître, tous les bâtiments périphériques, tous les aménagements, les logis abbatiaux, le réfectoire, la cuisine, les lavabos, le parloir, le cellier, le pigeonnier, les caves, fours, citernes, canalisations, lavoir, latrines, glacière, puisards, dépotoirs … L’organisation suit exactement le plan des abbayes bénédictines, dont celui de Saint-Gall. En revanche, nous avons porté moins d’attention au village de Beaumont (IXe et Xe siècle) ou à la partie du XIXe siècle. Nous avions d’ailleurs fouillé en 2019 un cimetière de la seconde moitié du XIXe siècle. (Des corps sans tête rue du Plat d'étain à Tours)

P. B. : Le village de Belmons, qui donnera le nom de Beaumont, est mentionné dans les textes pour la première fois en 845. Ainsi, au IXe siècle, nous savons qu’il existe un village, et un grand cimetière. Nous imaginons qu’il y avait peut-être un lieu de culte. À noter la mention, plus tardive, d’une chapelle qui se serait appelée Notre-Dame des Miracles et qui a pu exister avant l’abbaye, au moment du village de Beaumont. En ce qui concerne l’église de l’abbaye, nous avons pour l’heure distingué trois états. Il y a une première église assez courte (23 m) à chevet plat, qui est peut-être la petite chapelle que je viens d’évoquer, mais que nous avons encore des difficultés à dater de manière fine. Il existe au moins un bâtiment au sud de ce lieu de culte. Lui succède aux environs du XIe/XIIe siècle une église, de cinquante-deux mètres de long avec un chevet en abside flanqué de deux chapelles absidioles. Un cloître au sud, flanqué de ses bâtiments périphériques (dont la salle capitulaire dans l’aile est) est présent. Enfin, au XIIe-XIIIe siècle, on ajoute à l’église un déambulatoire, ce qui porte à 55 m la longueur totale de l’édifice.

C’est un site qui a connu 800 ans d’évolution. Par exemple, concernant l’aile est du cloître, nous avons mis en évidence trois états qui correspondent plutôt à des agrandissements qu’à des remises à plat. Parfois, le sol s’affaisse. Ils les refont en mettant du remblai – de 10 centimètres à 30 centimètres – et en profitent pour agrandir une pièce. Nous avons identifié quatre à cinq sols, parfois carrelés. Ils ajoutent des pièces, refont des carrelages, rajoutent des toilettes. Ils modifient sans arrêt. Cela peut surprendre, mais cela suit la même logique que nos maisons dont on refait tous les vingt ans la cuisine, si ce n’est que cela a duré huit siècles. Il est donc normal d’avoir autant de modifications affectant les sols et les cloisons. C’est dans cette aile est que l’on trouve, connectée à l’église par une petite pièce, la salle capitulaire, certainement présente dès le XIIe siècle et qui se maintient jusqu’à la Révolution.

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Portion de carrelage en place dans la salle capitulaire.

 © A. Raymond,Sadil


 

Il s’agit d’un couvent de Bénédictines. Que font-elles ? Travaillent-elles ? Font-elles des études ?

P. B. : Il faut distinguer ici deux types de religieuses : des sœurs de chœur et des sœurs converses. Les sœurs de chœur sont les plus nobles. Ce sont les filles de familles nobles ou de la bourgeoisie locale, voire un peu plus lointaine. Ces sœurs de chœur gèrent le domaine, prient et ont des charges pour faire fonctionner l’abbaye. Les sœurs converses sont d’extraction plus humble. Elles se donnent à l’abbaye et travaillent. Les premières bénéficient d’un enseignement. Elles peuvent entrer entre 5 et 20 ans et bénéficier d’un enseignement de grande qualité dont la lecture et l’écriture, mais aussi les arts, le chant ... Cela correspond à l’équivalent d’un haut niveau universitaire aujourd’hui. Les secondes entrent pour travailler. On ne leur apprend ni à lire ni à écrire. Ce sont deux catégories de religieuses bien différentes, qui se distinguent même dans leurs costumes, d’après ce que nous savons des textes.

Combien de personnes vivaient-sur ce site ?

P. B. : Au XVIe siècle, on sait qu’il y a 60 religieuses, mais nous ne savons pas si ce chiffre comprend les religieuses converses. Les bâtiments sont toutefois suffisamment grands pour accueillir cette population. À la Révolution, en 1790, on sait que l’abbaye compte 46 religieuses : 35 de cœur et 11 converses. Ces chiffres ne comprennent pas le personnel domestique : les laïcs. On sait par les textes que des jardiniers travaillent dans le domaine qui compte 4 hectares de jardins et de vergers. On sait aussi qu’une abbesse a un cocher, des valets de pied. Il faut loger ces gens-là. Cela peut représenter pour tout l’ensemble une centaine de personnes qu’il faut loger. Simplement, à une ou deux exception près – un valet et le cocher –, ce personnel laïc doit dormir en dehors de l’abbaye. Il ressort tous les soirs pour aller dormir chez lui et revient le matin.
Les religieuses sont cloitrées mais disposent d’un parloir où elles reçoivent des visites et communiquent avec leur famille. Un plan du rez-de-chaussée, daté du XVIIe siècle, indique cinq ou six parloirs, soit un flux important de visiteurs. Sur le plan, on distingue la grille, comme en prison, et la niche de la tourière qui ouvre les portes et accueille les visiteurs. Par exemple, un artisan arrive dans la cour d’accueil, passe ses sacs dans le tour, qu’elle réceptionne. La tourière peut parler, car elle a besoin de réceptionner les marchandises, commercer, commander, etc.

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Plan de 1784 commenté.

© Inrap


 

Il y a beaucoup de sépultures sur le site, répartis entre différents espaces. Combien d’individus avez-vous recensé ? Comment allez-vous les étudier ?

P. B. : Au total, nous avons fouillé finement 890 sépultures et 150 autres ont été fouillées plus rapidement. Les squelettes se partagent entre plusieurs ensembles : un cimetière paroissial, le cimetière des religieuses de la période moderne, le cloître, la salle capitulaire (pour la période médiévale), un cimetière de possibles domestiques – ou des pauvres – ainsi qu’un cimetière de la période IXe-Xe siècles, lié au village de Beaumont. Dans la périphérie de la première église à chevet plat (Xe ou XIe s.), nous avons mis au jour beaucoup de vitraux, ainsi que de nombreux enfants très jeunes, de moins d’un an, collés contre le mur est et le mur nord du chœur. L’église étant sacralisée, l’eau qui dégouline des toits est considérée comme sacrée. On essaie donc souvent de mettre les enfants morts sans baptême en dessous. À Saleux, dans la Somme, il y a une église à un fond plat qui date du XIe siècle, où l’on observe le même phénomène. Cela révèle que ce premier lieu de culte est accessible, au moins sur une partie de sa périphérie extérieure à une population autre que les religieuses.

L’un des objectifs en post-fouille sera d’obtenir un échantillonnage de ces différentes populations et de les comparer, notamment par des études isotopiques qui vont permettre de mieux déterminer leurs origines (si ces populations viennent de loin ou si elles sont locales) et de mieux connaître leur état sanitaire. Toujours avec cette méthode, il sera possible de déterminer si la population inhumée dans le cimetière des pauvres a eu la même alimentation que les religieuses. Dans le cimetière des pauvres, nous avons également relevé certaines pathologies : en particulier une main dont toutes les phalanges ont été soudées, indiquant une arthrose, voire une grosse infirmité car tout le bras était pris et tous les métatarses et tarses soudés. Nous avons également observé une scoliose très prononcée, ainsi que des fibromes intra-utérins que l’on observe fréquemment chez les religieuses.

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Fouille du cimetière des domestiques.

© Jean Demerliac, Inrap

Et quels sont les lieux et les modes d’inhumation ?  

P. B. : En général, s’agissant des personnes prestigieuses et de la période médiévale, il est souvent question de coffrages anthropomorphes, voire de sarcophages, alors qu’à la période moderne, on retrouve plutôt des cercueils. Dans la salle capitulaire, nous avons mis au jour beaucoup de tombes prestigieuses, comme c’est le cas de ces espaces en général. Après le sanctuaire qui est le chœur de l’église et qui est évidemment le lieu le plus sacré, la salle capitulaire est un lieu de grande activité religieuse. Les sœurs s’y réunissent pour discuter des affaires courantes de l’abbaye mais aussi pour la lecture de textes liturgiques par l’abbesse. C’est donc un lieu très recherché. Dans cette salle capitulaire, nous sommes sûrement en présence de tombes d’abbesses, de prieures, ou en tout cas de personnes ayant eu des charges importantes dans l’abbaye, ou encore de membres bienfaiteurs.


Il faudra étudier les sexes. Si ce ne sont que des squelettes de femmes, alors on peut imaginer que nous sommes en présence de religieuses. En revanche, si l’on trouve quelques hommes, on peut supposer qu’il s’agit de prêtres qui ont obtenu une aura ou une autorité suffisante pour accéder à cet espace, normalement réservé aux religieuses. À moins qu’il ne s’agisse de laïcs, membres bienfaiteurs, qui « achètent » cet emplacement par les dons qu’ils ont pu faire à l’abbaye de leur vivant. Il faut comprendre que le carré claustral est normalement réservé aux femmes et que les prêtres sont limités au chœur. D’ailleurs, une grille ferme le chœur par rapport à la nef pour éviter des contacts entre les religieuses et le prêtre.

On trouve également beaucoup de tombes dans le chœur et dans les transepts. On peut supposer – mais nous ne le saurons qu’en post-fouille – qu’il doit y avoir ici des prêtres. Par exemple, il y a deux tombes qui étaient « inversées ». Or on sait, pour la période moderne, qu’au lieu d’avoir la tête à l’ouest, les prêtres se font inhumer la tête à l’est, pour faire face à leurs fidèles.

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Vue zénithale d'une tombe dans le sud du chœur. Les traces linéaires brunes caractérisent un cercueil de bois décomposé.

© M. Thiébaud, Univ. de Bordeaux

Parfois, dans ces tombes, on retrouve un calice, et d’autres attributs, comme des bandes et des étoles, des vêtements sacerdotaux, de grandes bandes de tissu. Nous avons retrouvé du tissu dans l’église, ainsi que de nombreux vases à encens. Les textes mentionnent une tombe d’abbesse inhumée avec une douzaine de pots. Il se peut qu’on l’ait retrouvée car quelques tombes ont livré beaucoup de pots. Il va falloir les recoller pour pouvoir les comptabiliser. S’il y en a douze, peut-être sera-t-il alors possible de proposer un nom au personnage inhumée … s’il s’agit d’une femme.

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Des pots à encens ont été déposés dans la fosse qui a accueilli le coffrage. Dans ce dernier, les ossements sont très dégradés.

 © A. Raymond, Sadil

Dans la nef de l’église, toutes les religieuses sont inhumées en cercueil de bois cloué. Elles ont parfois du petit mobilier : un Christ sur une croix, des médailles, des petites croix en os. Dans le cloître, on trouve aussi une quantité importante de médailles. Ces objets de piété, médailles, croix, chapelets, correspondent à une pratique tardive moderne. On en retrouve beaucoup à partir du XVIIe et surtout du XVIIIe siècle. Sur une des médailles, on peut lire : « Rome, Jubilée, 1625 ». Ce sont des souvenirs que l’on ramène de Rome, comme, aujourd’hui lorsque l’on va à Lourdes et que l’on en ramène des Vierges en plastique avec de l’eau bénite. Près d’une cinquantaine de statuettes fragmentées, datées entre le XVIe et le XVIIIe s. ont aussi été mises au jour dans une tranchée de récupération de l’église créusée à l’extrême fin du XVIIIe s. On peut imaginer que celles-ci correspondent à du tourisme religieux, mais il se peut que la plupart de ces petites statuettes aient été rapportées et offertes aux religieuses, car elles ne devaient pas beaucoup voyager. Deux hypothèses peuvent expliquer leur présence : soit, elles étaient dans l’église et ont été brisées à la Révolution par les révolutionnaires qui sont entrés dans l’église, soit – ce que je privilégierais – ces objets étaient sacrés, mais cassés et n’ayant plus d’usage. Seulement, étant sacrés, on les a cachés et déposés soigneusement sous le sol de l’église. On les a « inhumés » au sens littéral du terme, « mis en terre », parce que l’on n’en avait plus l’usage, mais que l’on ne pouvait pas les jeter à la poubelle car il s’agissait d’images religieuses.


 

Existe-t-il des archives de l’abbaye ?

P. B. : Il existe un ouvrage, Chroniques de Beaumont, qui a été publié dans les mémoires de la Société archéologique de Touraine, vers 1849, qui reprend l’histoire de l’abbaye. Ces chroniques utilisent des sources dont nous ne disposons plus, peut-être le chartrier ou même d’autres documents. C’est grâce à ces chroniques que nous avons eu connaissance d’une inhumation d’abbesse avec 12 vases. Nous savons aussi qu’une épidémie de peste est survenue en 1563, et que la même semaine, neuf religieuses, dont deux le même jour, sont décédées et ont été inhumées dans la même fosse.

Nous disposons aussi du registre de vêtures et de sépultures de l’abbaye de Beaumont. Il compile les registres existant entre 1730 et 1790. On y retrouve donc toutes les novices qui souhaitent devenir religieuses. Elles prennent l’habit, puis font profession de foi. Généralement, soit, elles prononcent leurs vœux après un an ou deux, soit, elles sortent. On y trouve aussi toutes les sépultures, notamment celle de l’abbesse, Madame de Bourbon-Condé.

Qui est cette abbesse ?

P. B. : Cette abbesse est la petite-fille de Louis XIV. Sa mère était l’une des filles que le roi a eues avec Madame de Montespan. Elle entre comme religieuse vers 1720 ou 1725 et devient abbesse en 1732, jusqu’à mort en 1772. C’est une princesse de sang. C’est elle qui décide, sur ses fonds propres, de faire reconstruire une partie de l’abbaye en 1725, les cloîtres, l’aile sud et l’aile ouest. La pierre de fondation dit « par libéralité », ce qui signifie « sur sa décision », « sur ses fonds propres ». Elle y est désignée comme « Son Altesse Sérénissime ». Une fois abbesse, elle devient « Madame de Vermandois », puisqu’elle se marie avec Dieu. Au vu de son rang, elle n’aurait pas pu être l’abbesse d’un prieuré. Sa nomination est l’indice d’une abbaye très importante, la seule abbaye de femmes de Touraine. À 60 kilomètres, on trouve Fontevraud, qui est encore plus grande et qui constitue un ordre à part entière.

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Mise au jour de la pierre de fondation par Augustin.

© Ph. Blanchard, Inrap


 

Cette abbesse était donc riche ? A-t-on retrouvé d’autres traces d’elle à l’occasion de cette fouille ?

P. B. : De manière générale, ce sont des bénédictines, et non des cisterciennes. Elles vivent donc dans une certaine forme d’opulence, pour ne pas dire de luxe et non dans la pauvreté. L’abbesse a son cocher, ses valets et elle dispose de son propre logis où elle reçoit l’archevêque et sa petite cour. Nous avons mis au jour dans des dépotoirs de la porcelaine du XVIIIe s., notamment un petit service à thé. Mon collègue céramologue n’avait jamais vu de porcelaine aussi ancienne. L’invention de celle-ci est alors toute récente. Ces religieuses la font venir de Chine, ce qui doit coûter une fortune.

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Le caveau en fin de fouille  blocs de tuffeau effondrés, départ de voûte, sol.

© Lucie Rochereau, Inrap


Le registre de vêture et sépulture indique que Madame de Vermandois décède en janvier 1772 et qu’elle est inhumée dans l’église, dans le chœur des religieuses, proche de l’autel de la Vierge Marie et dans un caveau. Comme nous n’avons identifié qu’un seul caveau dans l’église, il ne peut s’agir que du sien. Nous n’avons rien retrouvé à l’intérieur sinon des os épars et de la céramique, et ce caveau était entièrement comblé. Il faut imaginer qu’il y avait très probablement au sol une plate tombe « ci-git le corps de noble dame, Son Altesse Sérénissime », et que cette tombe, forcément très visible, fait partie des premières qui ont été ouvertes lors de la Révolution. La pierre tombale a dû être récupérée. On peut également imaginer qu’elle était inhumée dans un cercueil de plomb et que ce plomb a été récupéré pour faire des « balles patriotes ». En effet, en 1792, la république est en danger lors de la bataille de Valmy et le plomb est récupéré dans les caveaux. J’ai fouillé un caveau similaire à Epernon (Eure-et-Loir) où l’on sait que c’est le général Marceau, un des héros de la Révolution, qui a supervisé la recherche de ces caveaux de plomb.

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Fouille de l'abbaye de Beaumont. Au second plan, une base de colonne octogonale émergeant des gravats conservés d’un incendie.

© Mathilde Noël, Inrap